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âge d'homme - Page 3

  • On continue !

    par Serge Heughebaert

    images.jpegC’était un soir d'hiver assez triste. Il y a presque deux ans. Dans sa librairie Le Rameau d'Or, Dimitri n'avait autour de lui que très peu d'écrivains dont j'étais et pratiquement aucun journaliste. On était loin, très loin de ces soirées d'autrefois où l’on était assis, fesse à fesse, pour présenter nos bouquins dans un espace qui manquait. Dans cette librairie, il faisait bon se faire voir alors, du monde de la plume et des médias. Unknown.jpegHaldas avait sa cour. Frochaux était en verve. On picolait gaiement autour d’assiettes de chips.
    Moi, j’étais assis à côté du peintre Appia et n’en revenais pas. J’étais là pour Cat’s Bay, mon premier roman à l’Àge d’Homme.
    Des années plus tard, presque plus personne. Quelques auteurs, certains fiers de leurs talent, d’autres désabusés, entretenaient une conversation pour conjurer l’absence de tous les autres.
    images-1.jpegPas un seul journaliste. Tatoué ou non. Du moins, au moment où j’y étais.
    J’étais arrivé assez tôt. Et reparti le dernier. Fâcheuse tendance à l’ennui, mais persévérant. Notamment dans les impasses. Dimitri étais assez seul, debout, à un bout de table. Moi pareil, à l’autre bout. Il est venu vers moi et m’a parlé de Chessex qu’il avait édité avant les autres. De son projet de sortir les œuvres complètes de Cingria après l'avoir fait connaître une première fois. Et il m'en cita d'autres que je ne connaissais pas ou très peu. Puis enfin de Simenon qu’il vénérait. J’adore Simenon. On évoqua son style, sa lucidité, son humanité. Sa mère aussi, qu’il était allé rencontrer à Liège. Les mères d’écrivains… J’avais pour ami Bazin…
    Le temps avait passé, il ne restait presque plus personne, et nous en étions encore à la froideur des sentiments. Au manque de reconnaissance. Nous étions maintenant les derniers dans la boutique. Je devais rentrer à Bienne. Il m’a serré la main. Il avait l’œil embué, ce qui m’étonna. Je ne connaissais pas cette sensibilité à celui qui se voulait sans mollesse. Au moment de partir, il me dit ce qu’il a dit à tant d’autres : On continue !
    Je n’oublierai jamais ce soir d’hiver, cette solitude, cet œil. On continue…
    Et puis l’accident. Stupide comme tous les accidents, même s’ils comportent parfois une fatalité.
    Et maintenant Jean-Michel, duquel il m’avait dit, avant son prix : vous verrez, il peut faire encore mieux s’il se lâche…
    Enfin, demain, peut-être, Dicker au Goncourt après le prix de l’Académie.
    On continue…

  • Rendez-vous au Rameau d'Or

    jeudi 27 sept-1.jpgComment appelle-t-on la sortie d'un livre ? Vernissage ? Naissance ? Suspension de crémaillère ?

    En tout cas, c'est une fête. Orgie de mots et de vins du terroir…

    Elle aura lieu jeudi soir dès 18 heures à la librairie du Rameau d'Or (17 boulevard Georges-Favon, à Genève) et sera par l'excellente Anne-Catherine Clément, journaliste à radio-Cité, qui mettra à la question trois auteurs de l'Âge d'Homme : l'écrivain (et musicien) lausannois Antonio Albanese, pour Le Roman de Don Juan, Olivier Vanghent pour L'Entresort, et votre serviteur, pour Après l'Orgie, second volet de L'Amour nègre, paru en 2010.

    L'entrée est libre, bien sûr, et les vins délicieux.

  • Ce fou de Dimitri

    303549038.JPG

    Le 28 juin 2011, Vladimir Dimitrijevic — alias Dimitri — trouvait la mort sur une route de campagne entre Lausanne et Paris. Pendant vingt ans, tous les samedis, j’ai eu la chance de retrouver cet homme d’exception au Rameau d’Or, sa librairie genevoise. Sa vraie patrie était les livres. Et c’est là, au milieu des cartons et des piles de nouvelles parutions, qu’il était véritablement chez lui. Toujours il avait un nouvel ouvrage à me montrer. Un auteur inconnu à me faire découvrir. Un coup de cœur. Car c’est par la passion, toujours intacte, un flair unique pour déceler un talent proprement original, que cet homme au caractère bien trempé, qui fonda en 1966 les éditions L’Âge d’Homme, parvenait à faire partager ses goûts et son enthousiasme.

    Concernant Dimitri, ce mot sonne juste, qui désignait, en grec ancien, l’inspiration, voire la possession par le souffle divin. Plus tard, avec Pascal, Spinoza et Nietzsche, l’enthousiasme sera lié à l’expérience mystique, à la joie extatique, à une forme de dévotion jalouse à un idéal ou une cause, qui se traduit par la joie et l’excitation. Mais aussi, dans un sens plus sombre, l’enthousiasme implique un esprit partisan, aveugle aux difficultés et sourd aux arguments adverses.

    Pour moi, Dimitri restera cet esprit enthousiaste, au double sens du terme : un passeur d’exception, habité par une force mystique quelquefois effrayante de certitude, et un homme en proie aux démons partisans, capable de tout sacrifier aux idées qui l’animent.

    Certains jours, je l’ai vu guilleret, une pile de livres sous le bras, impatient de me recommander tel classique de la littérature russe ou slave. Il m’en parlait pendant des heures avec une telle adoration que j’avais hâte de rentrer au plus vite chez moi pour dévorer le livre si brillamment recommandé.

    D’autres jours, d’humeur plus ténébreuse, je le trouvais en proie aux mille soucis d’une maison d’édition. Taciturne. Ombrageux. D’une ironie mordante sur ses collègues, et même les écrivains qu’il publiait. Alors, peu de gens trouvaient grâce à ses yeux. Telle poétesse locale, adepte du minimalisme, se contentait de faire du goutte-à-goutte. Tel autre, écrivain réputé, avait perdu tout talent dès lors qu’il avait quitté le giron de L’Âge d’Homme ! Philippe Jaccottet était « un poète pour dames patronnesses » ! Jacques Chessex, un « faiseur à succès » ! Maurice Chappaz, un « grippe-sou bucolique » !

    C’était la même passion — tantôt ardeur joyeuse, exaltation communicative, admiration sans borne — mais à l’envers.

    amour negre.jpgDernière image de Dimitri : quand, un certain jour de novembre 2010, l’œil rivé à l’écran de l’ordinateur, il a appris, à Lausanne, que je venais de recevoir à Paris le Prix Interallié pour L’Amour nègre * (une première pour un écrivain suisse), il m’a aussitôt appelé pour me dire sa joie. Mais le mot est trop faible. Je l’entendais rire et chanter au bout du fil. Et Marko Despot, son fidèle bras droit, qui se trouvait à ses côtés dans les bureaux de la tour Métropole, m’a assuré que ce jour-là Dimitri dansait.

    * Jean-Michel Olivier, L’Amour nègre, Le Livre de Poche.